Les derniers mois ont été éprouvants pour le moral, mais cette usure a aussi accouché d’une expression pourtant porteuse d’espoir : se réinventer. Deux mots qui ne s’usent pas depuis des générations dans la famille Demers. Non seulement permettent-ils aux maraîchers de défier les latitudes nordiques, ils transforment la conjoncture actuelle en possibilités. Pour le PDG des Productions horticoles Demers, Jacques Demers, c’est l’occasion de réaliser son rêve d’établir leurs serres comme un des leviers vers une autonomie alimentaire toute québécoise. | par Pascale Lévesque
« J’en rêve et je pense qu’on va y arriver, affirme Jacques Demers. Faire du Québec une société nordique qui fait l’envie de tous parce qu’elle est capable de produire localement des produits frais 12 mois par année. »
Il y a plus de 100 ans, en pleine pandémie, le rêve mêlé à la détermination faisait déjà la différence chez les Demers. « C’est une histoire que j’ai entendue depuis que je suis tout petit ! Mon grand-père a survécu à la grippe espagnole, raconte M. Demers. Il ne devait pas passer la nuit. Ils ont fait venir le médecin et il a reçu l’extrême-onction. Finalement, il s’en est sorti ! »
Cette soif de survie de grand-père Édouard Demers, qui a finalement survécu jusqu’à 80 ans, a porté ses fruits. Des fraises, plus précisément. « Dans les années 60, mes parents ont délaissé l’élevage de porc, puis la culture de la pomme de terre et ont fini par se consacrer à celle de la fraise, explique-t-il. C’était relativement nouveau à l’époque. La saison était courte, tout aux plus cinq semaines, mais ça amenait une bonne clientèle à la ferme. »
C’est ainsi que Yolande et André Demers, les parents de Jacques et de Réjean, devenus propriétaires de l’entreprise en 1990, ont fait fructifier les terres de leur aïeul. « Tant qu’à avoir des clients qui venaient seulement pour les fraises, pourquoi ne pas leur offrir un marché de primeurs, indique Jacques Demers. C’est comme ça que ça a commencé chez nous. En alimentant un marché de détail de plus en plus intéressé par les produits frais et locaux. »
À l’époque, la crise pétrolière s’installait, l’huile à chauffage coûtait cher et, avec l’hiver québécois, le réflexe des agriculteurs était loin des serres. Pourtant, les parents Demers se sont établis en pionniers de cette méthode. « Ils se sont inspirés des connaissances très sommaires qu’on avait ici et, beaucoup, de l’expertise américaine et européenne, se souvient le fils. Une fois les premières serres nées, ils ont pu graduellement allonger les saisons de production, de récoltes et alimenter le marché local. » Petits fruits, puis tomates, aubergines, concombres et éventuellement poivrons font à ce jour partie de l’offre Demers.
L’achat de l’entreprise familiale par les frères Demers aura démultiplié sa lancée. Ils ont fait éclater techniques et surfaces de production grâce à leur formation en agriculture, à leur expertise et à cette nouvelle ouverture sur le monde. En ajoutant une communication de plus en plus fluide, ils ont réussi à distribuer leurs produits chez les détaillants de leur région. « Au Québec, l’agriculture est une succession de possibilités, explique Jacques Demers. Le climat, les saisons, la main-d’œuvre, la clientèle, etc. En plus de travailler avec des produits périssables, il ne faut rater aucun de ces rendez-vous avec la nature et le marché pour être rentable. »
Les possibilités qui sont apparues ces dernières années, c’est principalement la demande toujours plus forte des clients pour des produits locaux. « À cause des événements des derniers mois, la conjoncture est exceptionnelle pour nous, affirme l’agriculteur. Du local, la population en veut plus, le gouvernement aussi. » S’ajoutent à cela les tendances au végétarisme, à la traçabilité des aliments et à la diminution de l’empreinte carbone notamment liée au transport des aliments.
Mais si la culture en serre a de quoi répondre à tous ces besoins, défier l’hiver demeure une dure réalité propre au pays de Gilles Vigneault. L’électricité représente un peu plus du quart des coûts d’exploitation d’une serre moderne.
« C’est pas juste le froid qu’il faut combattre, c’est aussi beaucoup la lumière qui manque. Il en faut pour que la plante puisse croître et porter des fruits, insiste M. Demers, mais le mois de décembre en offre moins que ce que la plante a besoin. »
Chez Demers, on a trouvé le moyen d’offrir un produit écoresponsable malgré les grands besoins en énergie exigés par la culture en toutes saisons. Depuis 2017, un partenariat avec l’entreprise Waste Management a per- mis l’installation de 10 hectares de serres alimentées au biogaz issu de l’enfouissement sanitaire à Drummondville.
« Ce modèle de production nous permet de chauffer avec des résidus de chaleur qui viennent d’un site d’enfouissement, dit M. Demers. On recycle de l’énergie et on baisse nos coûts. Le recyclage du méthane qui provient des déchets, on ne pensait pas à ça pour chauffer les serres avant », lance-t-il.
C’est plus de 26 000 tonnes annuellement de gaz à effet de serre qu’on évite de relâcher dans l’atmosphère.
L’investissement a été important, mais nécessaire pour répondre aux besoins des grands épiciers, Metro, Loblaws, Sobeys, Walmart et Costco, qui ont une demande énorme en volume. « Une vraie serre performante qui permet d’être compétitif sur le marché, c’est très intensif en capital », indique Jacques Demers. Malgré tout, ce vecteur de croissance pour l’entreprise familiale s’inscrit en ligne droite avec le projet de société d’une autonomie alimentaire écoresponsable.
Ainsi, les partenaires sollicités pour contribuer à cette croissance doivent aussi partager ces valeurs. C’est pourquoi le choix du Fonds de solidarité FTQ s’est imposé de lui-même. « C’est une formule que j’ai toujours trouvée extraordinaire, admet M. Demers. Les gens placent de l’épargne, ils reçoivent un crédit d’impôt favorable, et là, on se sert de cet argent pour stimuler nos PME. Si les gens peuvent se reconnaître comme des investisseurs indirects de ce que je leur offre sur les tablettes, c’est encore plus gagnant », fait-il valoir.
En plus du capital, le Fonds de solidarité FTQ offre expertise et soutien aux entreprises où il investit. « Ce n’est pas juste un chèque qu’on veut, lance Jacques Demers. Ce que le Fonds offre, c’est une valeur ajoutée, des yeux externes sur notre gestion, notre développement et nos plans d’avenir. »
Depuis le confinement dû à la COVID-19, les avantages de l’achat local sont propulsés à l’avant-plan de façon aussi inattendue que marquée. « On aurait rêvé à ça sans y croire…
Et c’est arrivé ! L’autonomie alimentaire est devenue un souhait concret, se réjouit M. Demers. Mais pour ça, on a l’obligation de croître et d’augmenter nos volumes en épicerie pour attirer l’attention des clients et qu’ils soient moins tentés par les produits du Mexique ou de la Californie. »
Il ajoute : « J’ai vu une signature publicitaire il n’y a pas longtemps en France qui disait : “Je n’aime pas savoir que mes tomates voyagent plus que moi.” » Dans la mesure où les frontières sont fermées aux voyageurs, mais pas aux tomates, ça fait réfléchir !
Peu importe comment le consommateur se procure ses fruits et légumes, la culture en serre s’avère une des pierres d’assise de ce virage. Surtout parce que, ici, les serres peuvent être alimentées par des sources d’énergie renouvelable. « L’eau qui coule dans nos rivières, ce n’est pas très différent du soleil qui plombe sur le Mexique ou la Californie, fait valoir Jacques Demers. En utilisant cette ressource-là pour se nourrir dans le respect de l’environnement et des communautés, ça peut devenir une signature identitaire très forte. »
Emballé, M. Demers martèle qu’il y a de la place pour tous. Si son entreprise vise les grands marchés d’alimentation, des serres de plus petite taille pour fournir des marchés de proximité ou destinées à revitaliser l’économie régionale ont également leur place, estime-t-il.
« Je rêve qu’on puisse s’associer avec d’autres producteurs afin de contrer la compétition hors frontières, confie M. De- mers. On pourrait ainsi satisfaire les besoins en volume et, par ricochet, atteindre les objectifs en matière de santé et d’environnement. »
Bref, Jacques Demers se donne la permission de croire que, malgré notre nordicité, ce n’est pas une utopie de vouloir nourrir le Québec en produits frais d’ici, et ce, 12 mois par année.