Par Pierre Théroux
Début septembre, Ghislain Gervais était en Europe pour visiter des coopératives agricoles. À son retour, le président de La Coop fédérée parcourait certaines régions du Québec pour y rencontrer des membres. Il a aussi pris le temps de se rendre à Saint-Guillaume, dans le Centre-du-Québec, pour s’occuper des deux poulaillers de 25 000 poulets à griller et du fonds de terre de 500 hectares, où poussent maïs, soya, avoine et blé, qu’il exploite avec sa conjointe Josianne et son frère Claude.
« Quand je reviens à la ferme, un ou deux jours par semaine, je dois leur demander ce que je peux faire pour aider et être le plus efficace possible », blague celui qui est devenu producteur agricole à temps partiel depuis qu’il a été nommé président, en février 2016, de la plus importante entreprise agroalimentaire au Québec. Sa conjointe lui fait d’ailleurs remarquer que ses habits prennent de plus en plus de place dans la garde-robe ! Or, pour arriver à cumuler ces fonctions, « ça prend beaucoup de conciliation et de compréhension de la part de la famille », souligne-t-il.
Avec plus de 90 000 membres, regroupés dans près de 70 coopératives essaimées dans huit provinces canadiennes, qui génèrant un chiffre d’affaires de 9,2 milliards de dollars et comptant près de 18 000 employés, en incluant ses coopératives affiliées, La Coop fédérée est la seule coopérative agricole pancanadienne et la 24e plus importante coopérative agroalimentaire au monde.
« C’est un géant tranquille qui est grandement méconnu du public », constate-t-il. Les activités de La Coop fédérée, fondée en 1922, se séparent aujourd’hui en trois divisions : Olymel (qui englobe les bannières Olymel, Flamingo et Lafleur), la Division agricole (La Coop, Elite, Agrico et Agrocentres) et Groupe BMR (BMR, Unimat, Agrizone et Potvin & Bouchard).
Ghislain Gervais en a accepté la présidence parce que, avant lui, « mon père et mon grand-père ont participé au développement coopératif de leur région. Et le modèle coopératif et l’agriculture sont un gage de succès et de pérennité », explique le diplômé en gestion et exploitation de l’entreprise agricole de l’Institut de technologie agroalimentaire (ITA). Il a d’ailleurs succédé à son père au conseil d’administration de La Coop Agrilait, fondée dans sa ville natale en 1940, dont il a assumé la présidence de 2001 à 2015.
Rapprochement entre consommateurs et agriculteurs
Ghislain Gervais s’est notamment donné comme mandat de rapprocher les consommateurs et les agriculteurs. « De moins en moins de personnes ont la chance d’avoir un contact direct avec le monde agricole, qui est un acteur important du développement économique au Québec. Il faut les informer davantage et leur montrer comment se pratique l’agriculture au Québec », observe-t-il.
Après avoir participé à diverses initiatives pour mieux faire connaître ce secteur, notamment les Portes ouvertes sur les fermes du Québec de l’Union des producteurs agricoles (UPA) ou des émissions de télévision comme Arrive en campagne, La Coop fédérée lançait en septembre sa première campagne télévisuelle intitulée « On récolte ce qu’on aime ». Cette série de capsules vise à mettre en lumière un produit local et le dévouement des producteurs agricoles de son réseau qui contribuent à nourrir le Québec.
« Les consommateurs québécois ont la chance d’avoir un des paniers d’épicerie les moins chers au monde, avec une gamme de produits très diversifiés et de grande qualité », fait-il valoir, en soulignant aussi que les scandales de salubrité et de sécurité alimentaires ont peu touché le Québec.
D’où l’importance d’une plus grande autonomie alimentaire. Se nourrir soi-même, « c’est pouvoir continuer à assurer aux consommateurs des aliments achetés et consommés conformes aux normes de qualité et de sécurité auxquelles ils ont droit », estime M. Gervais qui déplore que le Québec soit encore en attente d’une politique bioalimentaire.
La gestion de l’offre
L’offensive médiatique de La Coop fédérée arrive au moment où se déroulent des pourparlers pour renouveler l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Cette renégociation soulève beaucoup de questions et d’inquiétudes pour les producteurs agricoles, en particulier pour les productions qui sont régies par la gestion de l’offre.
« La mise en marché ordonnée du lait, des œufs et de la volaille procure des avantages non seulement aux producteurs, mais aussi aux transformateurs et aux consommateurs. C’est aussi une politique d’occupation du territoire et de dynamisation des régions du Québec », rappelle M. Gervais, en soulignant que des centaines de millions de dollars sont investis annuellement par les producteurs agricoles québécois.
Le système de gestion de l’offre, ajoute-t-il, permet aux agriculteurs de profiter d’un « revenu décent qu’ils réinvestissent dans la production, le bien-être animal et la protection de l’environnement », indique M. Gervais. Il souligne aussi l’importance d’avoir une agriculture québécoise plurielle qui englobe autant « la mise en marché collective et à la ferme, de grandes et petites exploitations, de même que des productions conventionnelles et biologiques ».
La relève agricole est un autre enjeu important. « Nous devons faire en sorte d’avoir d’autres générations de producteurs en leur facilitant l’accès aux fermes pour éviter une plus grande concentration des entreprises agricoles ».
Ghislain Gervais s’inquiète d’ailleurs de cette plus grande concentration à l’échelle mondiale. Il cite en exemple l’acquisition, il y a plus d’un an, du géant mondial des biotechnologies agricoles Monsanto par la société allemande Bayer, au prix de 66 milliards de dollars. « De moins en moins de groupes contrôlent des pans de plus en plus importants du secteur agroalimentaire », observe-t-il.
Voilà autant d’enjeux qui, à l’aube de son centenaire, ont poussé La Coop fédérée à se lancer dans un grand chantier, appelé Vision 2020, afin de revoir ses façons de faire et assurer sa pérennité. « Notre modèle reste basé sur des valeurs de solidarité et de participation démocratique. Mais les grandes coopératives d’approvisionnement sont soumises aux lois du marché et elles doivent s’adapter », dit-il.
Entretemps, Ghislain Gervais profite de ses rares passages à la ferme pour travailler dans les poulaillers ou dans les champs sur son tracteur. Son frère Claude et lui sont la cinquième génération à cultiver les terres de la famille qui exploitait auparavant des productions laitières. Et la relève semble encore assurée alors que son fils Francis de 21 ans et sa fille Stéphanie de 19 ans, qui ont aussi étudié à l’ITA, sont prêts à suivre les mêmes sillons.