par Sylvain Charlebois
Selon une étude de l’Université Dalhousie faite auprès de 294 entreprises agroalimentaires canadiennes, la majorité de celles-ci hésitent, faute de ne pas avoir un cadre réglementaire clair. Mais, il faut le souligner, fermer la porte à une telle opportunité serait naïvement prématuré.
Garder la porte ouverte
C’est fait. Le Canada devenait, le 17 octobre dernier, le premier pays du G7 à légaliser le cannabis non médicinal. Avec tout le tapage médiatique, il fallait vraiment vivre sous une roche pour ne pas le savoir. Cependant, pour les produits comestibles, le compte-à-rebours est commencé. D’ici moins d’un an, les produits dérivés seront permis, ouvrant la porte à un nouveau marché pour le secteur agroalimentaire.
La quête pour de nouvelles opportunités au sein d’un marché à maturité n’est jamais facile, et c’est bien le cas en transformation alimentaire. L’arrivée du cannabis à des fins récréatives offre à l’industrie une chance en or de développer un marché inexploité jusqu’à maintenant. Pourtant, dans le domaine du snacking et des produits alimentaires, le niveau d’enthousiasme a plutôt été timide jusqu’à maintenant. C’est vraiment dans le secteur des breuvages et boissons alcoolisées que l’intérêt est manifeste.
Depuis quelques mois, certaines entreprises telles que Molson Coors et Constellation Brands ont déjà investi dans le domaine du cannabis et anticipent commercialiser certains produits le plus tôt possible. Même Coca-Cola, le maître de la boisson gazeuse, a emboîté le pas de l’industrie brassicole. L’industrie du breuvage agit à titre de précurseur pour l’ensemble de la filière puisqu’elle a beaucoup à perde avec la légalisation des produits comestibles à base de cannabis. Aux États-Unis, plusieurs entreprises brassicoles avaient perdu des parts de marché lorsque les produits comestibles étaient devenus légaux dans certains États américains. En effet, plusieurs consommateurs ont été tentés de remplacer leur boisson favorite par un produit comestible contenant du cannabis. Mais en attendant cette deuxième phase de légalisation, les autres transformateurs, un peu moins pressés, mettent du temps à témoigner de leur intérêt.
L’Université Dalhousie s’est récemment penchée sur la question et a publié une étude intitulée Perception du cannabis comme ingrédient par les entreprises : opportunités et risques. Au total, 294 entreprises ont été recensées à l’automne 2018 afin de connaître le niveau d’intérêt du secteur à l’égard du cannabis, de même que leurs principales préoccupations. Les résultats étaient fort intéressants. D’abord, les résultats de l’étude indiquent que plusieurs entreprises ne sont pas très à l’aise avec l’idée de légaliser le cannabis à des fins récréatives. À peine 40 % sont en faveur, ce qui est nettement inférieur au taux relevé chez les Canadiens de façon générale. Au-delà du THC et des effets psychoactifs du cannabis, peu d’entreprises croient que les consommateurs ne percevront pas le cannabis comme un ingrédient santé. À peine 23 % des entreprises croient que le cannabis a le potentiel d’offrir une valeur santé à leur produit. C’est peu.
Autre fait contraignant, plus de 65 % des entreprises sondées sont inquiètes des risques que pose le cannabis envers les enfants. Pour l’industrie agroalimentaire, un secteur qui craint les alertes et rappels qui peuvent détruire une marque ou une entreprise en un clin d’œil, ce résultat n’est pas surprenant.
Cela étant dit, 16,4 % des entreprises recensées projettent tout de même de lancer un produit infusé de cannabis, éventuellement. C’est quand même peu, considérant la couverture médiatique des derniers mois. La raison la plus souvent évoquée quant au faible intérêt est le manque de compatibilité entre le cannabis et les produits que l’entreprise offre déjà. Ce résultat est bien sûr sans surprise puisque le cannabis est un ingrédient fort différent des autres disponibles sur le marché. Mais l’image du cannabis gêne les entreprises. Les autres facteurs évoqués par les entreprises sont le manque d’information en rapport à la réglementation sur les produits comestibles et le manque d’information sur le cannabis de façon générale, la formation des employés et la confiance que l’entreprise a envers sa chaîne d’approvisionnement.
L’étude démontre à quel point l’industrie est réfractaire au risque. Au total, 47,1 % des entreprises sont très inquiètes des risques liés à la commercialisation du cannabis. Encore une fois, pas surprenant comme résultat. Afin de s’outiller adéquatement, 30 % des entreprises recensées croient que le gouvernement demeure la meilleure source d’information, suivi par les ressources qu’une entreprise a à l’interne. Les consultants, les chercheurs et les autres professionnels sont perçus comme des ressources de moindre importance.
Nous avons donc là un secteur plus ou moins excité face à l’arrivée des produits comestibles à base de cannabis sur le marché. Les résultats nous indiquent que les entreprises ne sont pas en mesure, ou sont peut-être incapables de faire quoi que se soit, sans un cadre réglementaire clair provenant d’Ottawa et des provinces. Les risques sont tels que l’ensemble des entreprises semblent vouloir attendre. Vu leur soutien timide à la légalisation du cannabis, l’image sociale du cannabis demeure, hors de tout doute, le plus grand obstacle pour les entreprises au Canada.
Mais celles-ci non peut-être pas tout à fait tort. Il y a déjà eu quelques incidents d’enfants ingérant accidentellement un produit infusé de cannabis. Aucun de ces incidents n’était associé à une marque ou une entreprise, il s’agissait plutôt de produits maison, mais les craintes sont réelles. Par ailleurs, le marché canadien potentiel pour le cannabis est énorme, s’il faut en croire certaines évaluations. La moyenne des estimations pour les produits comestibles à base de cannabis se chiffre entre 5 et 10 milliards par année. C’est beaucoup plus que le marché du sans-gluten, par exemple. Une autre étude de l’Université Dalhousie publiée au printemps mentionnait que 93 % des consommateurs favorables à la légalisation du cannabis essaieront au moins un produit comestible, une fois légalisé. La curiosité est donc au rendez-vous.
Mais en gros, les résultats de cette étude pan-canadienne sur les entreprises et leur relation avec le cannabis déçoivent, car ils démontrent une inertie de la part de l’industrie. Faute d’avoir un législateur démontrant un peu de leadership et d’initiative, les entreprises ont présentement une opportunité d’éduquer la population et d’entamer le dialogue dont nous avons tous de besoin. Plusieurs groupes d’intérêts le font et organisent des colloques sur le sujet, mais peu d’entreprises se positionnent publiquement sur le sujet, ayant peur peut-être d’offusquer des investisseurs et clients. Pour l’instant, ce sont les entreprises qui ont beaucoup à perdre qui se mobilisent, en occurrence l’industrie des boissons alcoolisées et gazeuses. L’audace et la volonté sont reléguées au second rang pour le restant de l’industrie. Mais sans cadre réglementaire, il est difficile de blâmer qui que ce soit. C’est décevant, mais compréhensible.
L’approche de Molson Coors a bien du mérite. L’entreprise s’est associée avec un partenaire, Constellation Brands, pour créer une coentreprise afin d’isoler le nouveau de l’ancien. Cela suit une logique simple et astucieuse de répartition des risques. Peu importe les éventualités, les acquis sont protégés, permettant ainsi à la nouvelle coentreprise d’explorer de nouveaux horizons. C’est un modèle qui pourrait être suivi par d’autres.
Bref, le cannabis n’est pas un ingrédient comme un autre. Il est différent, unique et il a un bagage socio-politique qui laisse peu de personnes indifférentes. Il est tout de même possible de commercialiser un produit à base de cannabis sans offrir les effets pervers du THC, tout en laissant profiter les consommateurs des vertus nutritionnelles du cannabis. Mais il y a quand même une bonne nouvelle concernant la légalisation du cannabis non médicinal. Presque tout le monde en connaît plus sur le cannabis qu’il y a un an. Et l’an prochain, la quantité et la qualité des renseignements aura encore augmenté.
C’est forcement pour cela que les entreprises agroalimentaires ne devraient pas balayer du revers de la main le marché du cannabis, sans bien y réfléchir. Un marché plus éduqué sur le cannabis au Canada incitera un plus grand nombre de gens à essayer, à apprivoiser cette drogue qui a été illicite pendant plus de 90 ans. Il faut se donner du temps. Une fois les consommateurs prêts, la dernière chose que l’on souhaite est l’invasion de produits dérivés américains à base de cannabis sur le marché canadien. Ce serait le pire des cauchemars.
Les produits dérivés de la marijuana représenteraient un marché annuel de plus de 14 milliards de dollars, soit près de deux fois plus que les ventes de cannabis à l’état pur, évaluées à quelque 8 milliards de dollars au Canada. C’est plus que les ventes combinées de vin, de bière et de spiritueux sur l’ensemble du territoire.
Est-ce qu’un jour notre société aura une relation différente avec le cannabis, allant à le considérer comme un ingrédient alimentaire ?