« Pendant que la Génération X prenait sa place au sein de notre économie, la cuisine et l’alimentation jouaient pratiquement le rôle d’un mal nécessaire. Avec les années, les consommateurs nés entre 1965 et 1976 sont devenus la génération perdue. »
SYLVAIN CHARLEBOIS, Doyen de la Faculté en Management, Professeur en Distribution et Politiques Agroalimentaires, Université Dalhousie.
Depuis le début du 21e siècle, l’alimentation se retrouve sur toutes les tribunes. Les citoyens s’y intéressent et les projets liés au secteur agroalimentaire se multiplient partout. Et c’est tant mieux. Les Millénaux, nés entre 1977 et 1995, bénéficient clairement de cette mouvance. Même chose pour la nouvelle génération Z, née après 1996. Les Boomers, bien sûr, ont eu leur mot à dire pendant des années, mais la génération X qui les suit, née entre 1965 et 1976, en arrache. Puisqu’elle a vieilli à une époque durant laquelle la nourriture occupait un rôle tout à fait secondaire, elle peut être considérée comme la génération perdue, côté alimentation.
Durant les années 80 et 90, une visite au supermarché représentait, pour la plupart d’entre nous, un mal nécessaire. La majorité des consommateurs élaborait le menu de la semaine en fonction des ventes en magasin. Le centre du magasin était placardé de marques américaines à rabais. On vivait à l’époque des étiquettes rouges et jaunes pour les chasseurs d’aubaines. Le souci pour les produits locaux, la fraîcheur et une nutrition saine n’existait à peu près pas, sauf à quelques exceptions près. Pire encore, les discussions sur l’alimentation dans les médias ainsi que dans les institutions publiques se centraient surtout sur le plaisir et la bonne chère. La performance environnementale, étique même morale de notre système agroalimentaire était rarement débattue. Il y a à peine deux décennies, le jardinage ne constituait plus une priorité puisque l’espace et le temps commençaient à manquer pour plusieurs qui intégraient le marché du travail. Quant aux émissions de cuisine, à part le duo mère-fille Taillefer et Sœur Angèle, peu de choix s’offrait sur nos ondes. L’alimentation était marginalisée par l’ensemble de la société, tout au mieux.
Pendant que la génération X prenait sa place, l’intérêt pour l’alimentation était à son plus bas. Elle prenait ce qu’on lui donnait, tout simplement. Pour les Boomers, par contre, la situation différait énormément. Selon un récent sondage mené par l’Université Dalhousie sur les habitudes alimentaires, les repas et la cuisine, les Boomers s’offrent du temps pour cuisiner, surtout au Québec. Les Boomers ont été élevés par des parents frappés par la misère de la guerre. Pour survivre, le jardinage et les rations s’inscrivaient au quotidien de tous. Les Boomers ont toujours maintenu une relation avec la terre en raison de leur passé, contrairement aux générations plus jeunes. Aujourd’hui, les Boomers se gâtent allègrement en savourant les plaisirs qu’offrent les marchands, les restaurants et les boutiques spécialisées. Surtout, les Boomers, nés entre 1946 et 1964, profitent de la vie. Manifestement, ils adorent cuisiner et ils ont le temps, plus que toutes les autres générations.
Mais lentement, les Boomers quittent le marché du travail quelque peu appauvris par des fonds de pension malmenés par les marchés des dernières années. Arrive maintenant le tour des Millénaux de prendre le contrôle de notre économie alimentaire, et ils le font avec conviction. Contrairement aux Boomers, les Millénaux apprivoisent les goûts tout en valorisant les valeurs intrinsèquement liées à leur choix alimentaire. Empreinte environnementale, choix éthique et moral, transparence, tout y passe. Et puisque les Millénaux représentent la génération la plus nombreuse de l’histoire, leur influence massive incite l’industrie à s’adapter. Bien sûr, le nombre de Boomers impressionnait pendant un certain temps et l’industrie les courtisait en développant toute sorte de produits. Mais aujourd’hui, en découturant la stratégie de plusieurs entreprises agroalimentaires, l’influence des Millénaux se fait ressentir.
La génération X, quant à elle, n’a jamais eu sa chance d’influer quiconque et elle n’a jamais été influencée non plus. L’agriculture appartenait aux agriculteurs et le reste aux multinationales, tandis que personne ne soupçonnait quoi que ce soit. À l’école, le guide alimentaire constituait la pièce maîtresse du curriculum. Une fois appris par cœur, en le récitant autour d’un berlingot de lait, l’essentiel de leur voyage dans le merveilleux monde de l’agroalimentaire prenait fin.
Aujourd’hui, la situation change et pour la génération Z qui suit celle des Milléniaux, il y a de l’espoir. Les jeunes s’intéressent à l’agriculture, et veulent mieux comprendre. Les visites à la ferme et aux supermarchés se succèdent, un phénomène que l’on voyait beaucoup moins il y a une dizaine d’années.
Pendant que les Boomers savourent le crépuscule de leur vie, les Milléniaux signent un registre alimentaire qui détonne avec les générations antérieures. À cet égard, les jeunes resteront intéressés à la provenance des aliments et au bien-être. Pour la génération X, il n’est pas trop tard mais ceux-ci doivent constamment rattraper le temps perdu. L’effort ne sera pas inné. Bref, ce sont leurs enfants qui les amèneront à apprivoiser une table qu’ils n’ont jamais eu la chance de connaître en grandissant. Nous assisterons peut-être au sauvetage de la génération perdue avec l’aide de la génération Z et des Milléniaux.