Par Olivia Détroyat
Le chiffre d’affaires du géant de l’agroalimentaire a reculé en deux ans de 9%.
«Ils ont pulvérisé l’industrie agro-alimentaire, notamment aux États-Unis.» Peter Brabeck, président de Nestlé, ne mâchait pas ses mots lorsqu’il évoquait, en 2015, 3G Capital et Berkshire Hathaway, le holding de Warren Buffett. Ils résument la philosophie du tandem redouté.
Les deux investisseurs milliardaires ont appliqué à la lettre la méthode impitoyable de 3G chez Kraft Heinz. Ce dernier, né en 2015 du rachat de Kraft Foods par le roi du ketchup, est l’illustration des coupes claires dont 3G s’est fait le chantre. Créé en 2004 par un quintet d’hommes d’affaires brésiliens et emmené aujourd’hui par Jorge Paolo Lemann, le fonds d’investissement 3G s’est spécialisé dans les fusions et dans l’art de presser les coûts au maximum. Un art souvent poussé loin, au risque d’hypothéquer la croissance du chiffre d’affaires. Une stratégie menée de pair depuis 2013 avec Warren Buffett, pourtant réputé moins brutal que son partenaire. En 2013, les deux hommes mettent la main sur Heinz. L’opération est valorisée 28 milliards de dollars. Dès le départ, l’actionnaire brésilien met en place sa méthode budget base zero, qui consiste à repartir chaque année d’une page blanche pour la justification des dépenses (contrôlées au plus près), sans référence aux budgets des années précédentes.
Partage des chambres d’hôtel, limitation des cartes de visite et du nombre mensuel de photocopies, voyage en classe économique… Toutes les dépenses, même minimes, sont traquées. Le mot d’ordre passé aux milliers de salariés est clair: désormais, c’est économie à tous les étages. Ces efforts pourraient paraître anodins, s’ils ne s’attaquaient pas aux moteurs de la croissance de la société: R&D, innovation et outil de production. Au-delà des dépenses courantes, 3G réduit surtout drastiquement sa base de coûts. Près de 7.000 postes sont ainsi supprimés notamment aux États-Unis et au Canada, entre la prise de contrôle de Heinz en février 2013 et la fusion avec Kraft deux ans plus tard. Dans ce grand balayage, six sites sont fermés. Cette obsession de la rentabilité porte vite ses fruits: la marge opérationnelle de Heinz gagne 5 points, pour atteindre 17,4 % fin 2014. Une prouesse dans un secteur où la moyenne tourne autour de 10 %.
Besoin de «nourrir la bête»
Las. Face au ralentissement de la croissance, il faut «nourrir la bête», selon les analystes de Bernstein. S’ensuit le raid sur Kraft en mars 2015, où la méthode sera mise en place, dans un marché des biens de grande consommation en berne. Dès l’été 2015, le ton est donné, 2500 suppressions de postes sont annoncées, soit 5 % des effectifs du nouveau groupe. À la fois au siège (700 postes) et dans les usines. Trois mois plus tard, 2600 emplois supplémentaires seront supprimés, et le groupe annonce la fermeture de sept sites. Objectif: économiser 1,5 milliard d’euros par an d’ici à 2018, un objectif qui vient d’être porté à 1,7 milliard. «La société est déjà en avance sur ce nouveau plan», souligne Raphaël Moreau, analyste chez Euromonitor.
Les effets sont radicaux: la marge opérationnelle bondit encore, passant de 15 à 23,11 % en deux ans. Ce qui n’est pas sans plaire aux marchés: depuis janvier 2016, le cours de Bourse s’est apprécié de 28 %, après avoir gagné jusqu’à 36 % mi-février 2017 après leprojet de mariage (avorté) avec Unilever.
Ces méthodes ne sont pas sans risques. «Les bénéfices de cette stratégie sur la croissance à long terme de la société sont difficiles à évaluer, avec une croissance organique nulle pour Kraft Heinz en 2016. Le groupe ne soutient plus ses marques par l’innovation. Sa croissance future ne repose que sur des fusions-acquisitions», déplore Raphaël Moreau. En deux ans, le chiffre d’affaires publié de Kraft Heinz a reculé de 9 %, à 26,5 milliards de dollars. Une situation qui a relancé sa fuite en avant et aiguisé un peu plus son appétit d’ogre.